Moins de deux mois avant le premier tour de l’élection présidentielle, la situation électorale en France semble particulièrement complexe et imprévisible.
La succession de défaites électorales durant les cinq années du quinquennat de François Hollande laisse la gauche en mauvaise posture, l’ensemble des acteurs et observateurs se contentant d’anticiper une déroute aux scrutins nationaux de 2017. Quant à la droite, le scénario idéal d’une victoire écrite d’avance, renforcé par le succès de sa primaire de l’automne dernier, est profondément remis en cause par l’irruption des affaires affectant son candidat. Pendant ce temps, le maintien d’une candidature Le Pen évaluée autour de 25% des voix et celle de Macron autour de 20% laisse penser que le seul enjeu est de savoir qui se qualifiera face à la présidente du Front national…
Pourtant, la situation électorale est-elle si illisible que cela ?
Un peu d’histoire…
Si l’on regarde l’ensemble des scrutins présidentiels depuis 1988, les résultats à deux mois du vote n’ont jamais été ceux « prédits » par les sondages. Si l’élection de 2002 est dans toutes les têtes, rappelons que si le vote avait eu lieu en février, Raymond Barre aurait affronté François Mitterrand au second tour de la présidentielle de 1988, Edouard Balladur serait arrivé largement en tête du premier tour de 1995 et François Bayrou aurait éliminé Ségolène Royal en 2007.
A/ Premier enjeu : le niveau de participation
Loin du poncif consistant à déplorer l’augmentation continue de l’abstention, il faut simplement constater que le vote intermittent a tendance à augmenter.
Si l’on peut observer une hausse tendancielle des niveaux moyens d’abstention à toutes les élections, il faut nuancer ce constat en regardant l’abstention systématique. En 2002, 13% des électeurs inscrits se sont abstenus lors des quatre tours de vote. Cinq ans plus tard, ils n’étaient que 9,5%, tandis qu’en 2012, ce comportement a concerné 12% des inscrits.
En fait, la participation aux élections devient tributaire du croisement de deux phénomènes. D’une part, le maintien d’un niveau plutôt bas de l’abstention systématique, d’autre part, l’augmentation de la participation intermittente. Ainsi, en 2012, 1 électeur sur 5 n’a voté qu’à au moins un tour de la présidentielle, tandis que 2 sur 3 ont voté à au moins un des deux scrutins.
Ces données sont le reflet de la précarisation du marché électoral : plus un électeur est éloigné d’un vecteur de participation, plus il a des chances de s’abstenir souvent. Or, la participation est d’autant plus forte que l’on est inclu dans la société. Cela semble évident à dire mais le taux de participation des personnes en couple est plus élevé que celui des personnes seules ; celui des personnes en situation d’emploi stable l’est davantage que celui des chômeurs de longue durée. L’abstention intermittente pourrait donc être davantage le reflet de l’atomisation et de la baisse tendancielle des facteurs de participation électorale : mobilisation familiale, dans le milieu professionnel, par la pratique associative, religieuse.
Cela signifie donc que l’élection présidentielle est le seul moment où la démarche du vote touche en profondeur toutes les catégories sociales, tous les électorats, en particulier les individus les moins politisés. Cela signifie donc que plus la perception d’une candidature ou d’un parti est faible, flou et mouvante, moins ce type d’électeur arrive à entrer dans une démarche d’adhésion et donc de mobilisation.
B/ Second enjeu : l’intérêt pour les deux élections à venir
Le niveau d’intérêt est en réalité très difficile à mesurer. D’une part parce que la notion d’intérêt n’est pas totalement corrélée avec celle de participation, d’autre part parce qu’intérêt ne signifie pas conviction.
Sur les trois derniers scrutins nationaux, les niveaux d’intérêt déclarés sont en réalité assez comparables.
Personnes se déclarant très, assez, peu ou pas du tout intéressées
Présidentielle 1981 (Sofres) |
oct |
nov |
déc |
jan |
fév |
11 |
25 |
16 |
22 |
24 |
4 |
8 |
– Beaucoup ou assez |
55 |
56 |
59 |
59 |
61 |
62 |
64 |
64 |
65 |
68 |
72 |
74 |
– Peu ou pas du tout |
44 |
43 |
41 |
41 |
38 |
31 |
36 |
36 |
35 |
32 |
28 |
26 |
– Sans opinion |
1 |
1 |
0 |
0 |
1 |
7 |
0 |
0 |
0 |
0 |
0 |
0 |
Présidentielle 1988 (Sofres) |
février |
1-2 |
8-9 |
26-27 |
– Beaucoup ou assez |
67 |
69 |
68 |
73 |
– Peu ou pas du tout |
33 |
31 |
32 |
27 |
– Sans opinion |
0 |
0 |
0 |
0 |
Présidentielle 2007 (Sofres) |
Beaucoup |
Assez |
ST |
Peu |
Pas |
ST |
Sans |
– 3 mai 2007 |
54 |
32 |
86 |
10 |
3 |
13 |
1 |
– 26-27 avril 2007 |
61 |
28 |
89 |
8 |
3 |
11 |
0 |
– 23-24 avril 2007 |
56 |
32 |
88 |
10 |
2 |
12 |
0 |
– 20-21 avril 2007 |
43 |
41 |
84 |
13 |
3 |
16 |
0 |
– 18-19 avril 2007 |
45 |
36 |
81 |
15 |
4 |
19 |
0 |
– 16-17 avril 2007 |
44 |
37 |
81 |
16 |
3 |
19 |
0 |
– 11-12 avril 2007 |
39 |
42 |
81 |
14 |
5 |
19 |
0 |
– 4-5 avril 2007 |
36 |
42 |
78 |
18 |
4 |
22 |
0 |
– 28-29 mars 2007 |
37 |
44 |
81 |
15 |
4 |
19 |
0 |
– 21-22 mars 2007 |
40 |
41 |
81 |
14 |
5 |
19 |
0 |
– 14-15 mars 2007 |
38 |
41 |
79 |
19 |
8 |
21 |
0 |
– 7-8 mars 2007 |
35 |
42 |
77 |
18 |
5 |
23 |
0 |
– 28 fév – 1er mars 2007 |
36 |
40 |
76 |
18 |
6 |
24 |
0 |
– 14-15 fév 2007 |
36 |
41 |
77 |
17 |
6 |
23 |
0 |
– 31 jan-1er fév 2007 |
37 |
38 |
75 |
20 |
5 |
25 |
0 |
– 17-18 jan 2007 |
34 |
40 |
74 |
20 |
6 |
26 |
0 |
Présidentielle 2012 | Très intéressé | Plutôt intéressé | Pas vraiment intéressé | Pas intéressé du tout | Ne se prononcent pas |
---|---|---|---|---|---|
% | % | % | % | % | |
19-04-2012 | 24 | 39 | 24 | 13 | 0 |
17-04-2012 | 25 | 42 | 21 | 12 | 0 |
11-04-2012 | 24 | 43 | 21 | 12 | 0 |
02-04-2012 | 26 | 40 | 20 | 14 | 0 |
27-03-2012 | 23 | 45 | 21 | 11 | 0 |
20-03-2012 | 23 | 48 | 20 | 9 | 0 |
12-03-2012 | 25 | 43 | 20 | 12 | 0 |
05-03-2012 | 30 | 42 | 19 | 9 | 0 |
20-02-2012 | 26 | 43 | 18 | 13 | 0 |
07-02-2012 | 31 | 41 | 17 | 11 | 0 |
24-01-2012 | 27 | 46 | 18 | 9 | 0 |
10-01-2012 | 24 | 42 | 23 | 11 |
Or, ces différents niveaux « d’intérêt » ont produit des niveaux de participation différents et pas totalement corrélés :
Niveau d’intérêt | Participation 1er tour | |
1981 | 65,00% | 81,00% |
1988 | 70,00% | 81,00% |
1995 | 62,00% | 78,00% |
2002 | 69,00% | 72,00% |
2007 | 81,00% | 84,00% |
2012 | 63,00% | 79,50% |
A ce stade, si l’on se réfère par exemple à l’échantillon Cevipof, l’élection de 2017 se situe dans des eaux assez hautes concernant le niveau d’intérêt.
Source : Cevipof, enquête électorale 2017
C/ La présidentielle de 2017 ne présente qu’une seule réelle originalité
Telles qu’elles sont connues à l’heure actuelle, les candidatures à l’élection présidentielle de 2017 présentent une originalité qui a son importance.
A l’exception de Jean-Luc Mélenchon et de Marine Le Pen, déjà candidats en 2012 et chef de parti, aucun autre candidat n’était une personnalité de premier plan, tant dans la majorité que dans l’opposition. Si François Fillon a été premier ministre (il y a dix ans!), il n’a jamais été parmi les trois ou quatre personnalités de droite bénéficiant de la plus forte notoriété. C’est peu dire de Benoît Hamon, personnalité socialiste issue des frondeurs. Quant à Emmanuel Macron, son appartenance au gouvernement jusqu’à l’été dernier semble lointaine et il n’est pas issu d’un parcours partidaire.
Une telle situation de renouvellement apparent des candidatures dans tous les camps constitue une première sous la Vème République.
Or, si beaucoup salue ce renouvellement, encore une fois apparent, il est un facteur d’augmentation de l’incertitude électorale. Pour une raison simple : les niveaux de notoriété réelle (identification d’un nom, d’un visage, d’une représentation idéologique) des candidats déclarés sont extrêmement bas, et ne favorisent donc pas une bonne identification des uns et des autres, ainsi que la distinction des positionnements respectifs.
A titre d’exemple, examinons la côte d’avenir de François Bayrou, mesurée par la Sofres depuis 1994. Cette notion de côte d’avenir est avant tout le reflet de la notoriété de la personnalité testée. Ainsi, lors des trois scrutins présidentiels où François Bayrou s’est présenté, sa côte s’est envolée, reflétant l’augmentation de sa notoriété, laquelle retombe en dehors des périodes électorales.
Source : Sofres
Ce climat d’incertitude lié à la « nouveauté » des candidats se reflète dans les niveaux de « sûreté » du vote.
Pour rappel, en moyenne sur un scrutin, entre 1 électeur sur 5 et 1 sur 3 se décident dans la dernière semaine de campagne. Cela est d’autant plus vrai pour les élections qui mobilisent les franges les plus dépolitisées de l’électorat et les scrutins les moins lisibles pour les électeurs (scrutins de liste, mode de scrutins complexes, institutions peu identifiées dans la vie quotidienne…).
Ainsi, d’après le sondage sortie des urnes CSA pour les régionales de 2010 (premier tour) :
Moment du choix de vote | 1er tour 2010 |
Vous avez toujours su pour qui vous alliez voter | 47,00% |
Il y a plus d’un mois | 11,00% |
Il y a deux ou trois semaines | 6,00% |
Il y a quelques jours | 18,00% |
Aujourd’hui même | 15,00% |
>> La semaine et le jour du vote |
33,00% |
Les proportions étaient les même pour les régionales de 2004.
Présidentielle 2007 : Moment du choix
Source : CSA, SSU 2007, 2002 et 1995
Avec les niveaux de sûreté des choix observés à l’heure actuelle, on se situe dans des eaux très inférieures à celles des élections précédentes.
A titre d’exemple, en 2012, à la fin février, l’IFOP indiquait les taux suivants :
26-02-2012 | 62 | 38 |
Electeurs de Jean-Luc Mélenchon | 59 | 41 |
Electeurs de François Hollande | 76 | 24 |
Electeurs de François Bayrou | 39 | 61 |
Electeurs de Nicolas Sarkozy | 77 | 23 |
Electeurs de Marine Le Pen | 65 | 35 |
Electeurs d’Eva Joly | 54 | 46 |
Les enquêtes du CEVIPOF donnent les résultats suivants pour l’élection de 2017 :
La moyenne de « sûreté » du vote (étant entendu qu’une personne se déclarant certaine de son vote peut changer d’avis…) est très inférieure à 2012 à la même période. Il se dégage en 2017 deux votes ancrés : Le Pen (en raison de son assise dans les catégories populaires, même si elles sont davantage abstentionnistes) et Fillon en raison de son hégémonie chez les plus de 60 ans.
Pour les autres candidats, reflet de leur notoriété nouvelle et donc pénétrant mal l’ensemble des électorats, en particulier les moins politisés, l’incertitude domine. Même pour Jean-Luc Mélenchon, le niveau de sûreté est inférieur à celui de 2012, signe que sa seconde campagne n’a pour l’instant pas engrangé la constitution d’un pôle électoral en situation de s’élever très au delà des niveaux actuellement évalués.
Le dernier mois de campagne sera encore plus que jamais décisif : l’intensification médiatique de la campagne va se combiner avec la capacité pour les électeurs d’arriver à fixer, et en terme d’image, et sur le plan idéologique, les candidats.
N’oublions pas, par ailleurs, que la présidentielle présente la particularité de ne proposer aux électeurs que des bulletins de vote neutre, ne comportant que noms et prénoms, sans couleurs, logos ou slogans.
On pourrait conclure de tout cela que le brouillard électoral est épais. C’est probablement le cas, mais l’analyse des derniers scrutins peut nous donner quelques indices sur ce qui pourrait se produire au printemps prochain.
Les perspectives pour les législatives
A/ Les grandes données sur l’évolution des forces politiques
Législatives | Gauche gvt. | Droite gvt. | Extrême droite | Autres |
1988 L | 37,50% | 40,50% | 10,00% | 11% (PCF) |
1993 L | 20,00% | 43,00% | 12,50% | 9% (PCF) et
10% (Ecol.) |
1997 L | 43,00% | 36,50% | 15,00% | |
2002 L | 37,00% | 43,00% | 11,50% | |
2007 L | 35,50% | 45,00% | 4,00% | 8% (Modem) |
2012 L | 40,00% | 35,00% | 14,00% | 7% (FdG) |
Contrairement à une idée fortement ancrée, les équilibres entre forces politiques sont davantage gouvernées par des évolutions lentes et une stabilité importante que des ruptures brutales.
En effet, hormis les législatives de 1993, la gauche de gouvernement se situe toujours entre 35 et 40% au premier tour, la droite parlementaire autour de 40%.
Là où les évolutions plus prononcées ont lieu sont les équilibres entre forces au sein d’un camp. A droite, alors qu’il y avait encore dans les années 1990 un équilibre entre centriste et gaulliste, ce n’est plus le cas aujourd’hui, avec l’hégémonie de l’UMP/Les Républicains sur le vote de droite. De même, à gauche, le Parti socialiste a perdu sa position d’hégémonie, l’élection de 2012 constituant une exception.
Pourquoi ces évolutions vont avoir des conséquences considérables pour l’élection de 2017 ? Parce qu’avec la baisse tendancielle de la participation aux législatives suivant la présidentielle (plus de dix points de baisse de 2002 à 2012), le seuil d’accès au second tour, avec 12,5% des inscrits, augmente mécaniquement. Cela signifie que pour chaque camp, la problématique est moins d’éviter la dispersion des votes -il y a toujours eu multiplicité des étiquettes- que de réussir à qualifier l’un de ses membres.
Cette problématique est d’autant plus forte que la montée et l’enracinement d’un vote Front national à très haut niveau va bouleverser totalement la donne en juin prochain.
B/ Les scénarios pour les législatives
Le Front national a obtenu des scores records lors des trois derniers scrutins, européennes en 2014, départementales et régionales en 2015. Si on ne peut pas transposer tels quels les résultats de ces différentes élections, aux propriétés et aux dynamiques différentes des élections générales, il n’en demeure pas moins que l’extrapolation de leurs résultats laisse penser qu’un bouleversement majeur va se produire en juin.
Tout d’abord, le score de Marine Le Pen en avril (et mai?) prochain lors de la présidentielle va donner une indication du niveau possible du FN aux législatives.
Tableau des résultats du Front national lors des trois dernières élections générales
Présid. |
Légis. |
Présid. |
Légis. |
|||
Année |
% exprimés |
% exprimés |
Evol. |
% inscrits |
% inscrits |
Evol. |
2002 |
17,00% |
11,50% |
-5,5 pts |
11,66% |
6,90% |
-4,76 pts |
2007 |
10,50% |
4,00% |
-6,5 pts |
8,62% |
2,50% |
-6,12 pts |
2012 |
18,00% |
14,00% |
-4,0 pts |
13,95% |
7,30% |
-6,65 pts |
On le voit, lors des trois derniers scrutins nationaux, le FN a enregistré, quel que soit sa performance à la présidentielle, des résultats bien moindres aux législatives suivantes. La perte en pourcentage d’inscrits a même tendance à augmenter, ce qui laisserait penser qu’une partie des électeurs du Front national se déplace « exprès » pour la présidentielle et délaisse les législatives.
Pour autant, compte tenu des niveaux atteints lors des trois derniers scrutins en 2014 et en 2015, et des niveaux d’intention de vote qui sont prêtés par les différents sondages à Marine Le Pen, force est de constater qu’un palier décisif pourrait être franchi par le parti d’extrême droite : celui des 12,5% des inscrits.
Avec un résultat national qui pourrait se situer autour de 20% des suffrages, et même en imaginant une baisse drastique de la participation aux législatives, le seuil pour se maintenir dans les circonscriptions pourrait être atteint dans environ la moitié des circonscriptions.
Tableau des qualifications pour le FN
(extrapolation des résultats des scrutins de 2012 et 2015)
Obtention du seuil de 12,5% des inscrits | Sur 535 circonscriptions métropolitaines |
18% des exprimés | 146 |
19% des exprimés | 174 |
20% des exprimés | 206 |
22% des exprimés | 253 |
Dans ces conditions, il est plus que malaisé de faire des scénarios pour les législatives. Ce qui est certain, c’est que la stratégie des différentes formations politiques au niveau local est « contaminée » par ce qui se produit au niveau de l’élection présidentielle.
La question, dans la majorité des circonscriptions tangentes, n’est plus d’arriver en tête, mais de se qualifier, souvent derrière le Front national, en obtenant une seconde position.
Le scénario d’une Assemblée nationale sans majorité absolue n’est plus, ni un tabou, ni une vue de l’esprit. Dans les 70 circonscriptions où le FN a dépassé les 40% au premier tour aux dernières régionales et 150 autres où il dépasse la barre des 30% des voix, que pèseront les forces traditionnelles ? A fortiori si Emmanuel Macron « réussit » sa présidentielle -élu ou pas-, et lance ses propres candidats à l’assaut de l’Assemblée Nationale.
Et ce d’autant plus que l’effet de remobilisation de l’électorat dans un vote « anti-FN » tel qu’on a pu le connaître en 2002 ne s’est plus jamais produit, les régionales de 2015 en étant l’exemple le plus récent.